Témoignage de la Famille Marzullo : L’aventure d’une vie.
Nous avions déjà rencontré Mme Marzullo. Alors que nous observions l’architecture de sa demeure de 1804, elle était venue à notre rencontre. Sensible à notre intérêt, mais pressée par le temps, elle nous avait proposé un rendez-vous afin que nous puissions converser plus longuement. Alors que nous revenions au lieu et à l’heure convenus, une partie de la famille Marzullo s’affairait dans la cour, au soleil de l’après-midi. M. et Mme Marzullo nous ont accueillies dans leur jardin, où nous nous sommes installés pour converser.
Si le couple n’est pas originaire d’Alsace, le choix de vivre ici leur semblait cependant évident. Dès son enfance, Mme Marzullo a baigné dans cette passion pour les anciennes maisons, elle dit simplement « j’aime les vieilles pierres » et cela résume bien les choses. Son mari la suivant dans cette passion, le couple acquiert en 1995 la maison en pans de bois d’Obermorschwiller, correspondant à ce qu’il recherchait :une ancienne demeure, un village calme dans une vraie campagne.
L’intégration au petit village se fait avec aisance et simplicité. L’absence de sanitaires, d’eau chaude dans la cuisine, une toiture très abîmée, ne leur fait pas peur. Leur volonté permet de faire face. Les travaux sont effectués petit à petit. C’est un choix et ils l’assument pleinement, chacune des étapes des travaux est faite de manière consciencieuse, approfondie, afin que le résultat soit à la hauteur de leurs souhaits et respecte l’identité de leur maison. Dans ce but, ils ont entrepris quelques recherches, échangé avec des connaisseurs pour savoir comment restaurer une construction si particulière. Un album d’anciennes photographies d’habitants et de maisons du village nous est montré par Mme Marzullo à un moment de l’échange. Une de ces vieilles photographies montre leur maison, avec un détail disparu par la suite : le four à pain en saillie sur l’extérieur.
Carte postale de 1901 de la maison qui appartient actuellement à M. et Mme Marzullo.
Cette vue, et la voûte murée matérialisant l’emplacement du four, ont permis à M et Mme Marzullo de reconstituer à l’identique le four à pain. On peine à imaginer qu’il est de construction toute récente. L’investissement du couple ne s’arrête pas là. Mis à part le gros œuvre, la famille Marzullo met toujours la main à la pâte pour réaliser tous les autres travaux elle-même, avec l’aide de voisins. Le temps libre se partage entre la famille et les travaux ; ce n’est pas toujours facile, surtout avec des jeunes enfants, mais il ne s’agit aucunement d’un sacrifice. C’est un choix d’existence pleinement assumé.Cette maison, actuellement à un peu plus de la moitié de sa restauration, est l’œuvre et l’aventure de leur vie.
Témoignage de Madame Béatrice Ligibel-Traber : L’engagement.
Notre groupe bénéficie d’un accueil exceptionnel à Obermorschwiller. L’espace de travail mis à notre disposition, gratuitement et spontanément, est une maison ancienne, restaurée avec soin dans le moindre détail, confortable et souriante. Le toit de tuiles plates coiffe pignons et façades à pans de bois, rehaussées en vert par un crépi de sable et de chaux. La grange et l’étable, dans un bâtiment séparé de la maison par une petite cour, ont été conservées avec la même méticulosité respectueuse. Devant, à l’angle de la bien-nommée Rue du Paradis, un jardinet sans ostentation, s’anime au soleil printanier, d’un de nos séjours à Obermorschwiller à l’autre.
Au début d’un de ces beaux après-midi ensoleillés, le 23 mars, nous faisons la connaissance de Béatrice Ligibel-Traber, qui a créé ce havre de paix : un gîte rural dont son mari et elle sont propriétaires. Les bras chargés de livres illustrant l’habitat d’Obermorschwiller à la fin des années 1970, elle est venue nous y rejoindre. Nous sommes curieuses de ce qui l’a conduit à entreprendre cette œuvre de sauvegarde et de réutilisation du patrimoine local. Elle-même et son mari viennent d’acquérir une autre maison ancienne, en piteux état ; elle se pose quelques questions sur des détails architecturaux, la rencontre sera l’occasion de les évoquer avec Marc Grodwohl dont elle a fait connaissance 33 ans plus tôt.
Dans ces années-là, 1977 et 1978, elle était toute jeune fille lorsque l’équipe des « Maisons paysannes d’Alsace » était venue à Obermorschwiller pour sauver la maison « North Jules », au moyen de chantiers de bénévoles. Elle a trouvé « sympathique » trouvé ce projet qui lui a donné envie de s’impliquer et de s’engager, elle aussi. Néanmoins, les divers projets de restauration prévus dans le village à cette époque ne sont pas menés à leur terme et pire, l’une ou l’autre maison est démolie. Son père, dépité, manifestera sa désapprobation en démissionnant de ses mandats.
Les temps changent, à l’élection municipale suivante une nouvelle liste se présente, toutefois constituée exclusivement d’hommes. Béatrice Ligibel-Traber décide à ce moment de concrétiser sa volonté d’engagement et constitue une liste…composée uniquement de femmes. Deux seront élues, dont elle. L’entrée au conseil municipal lui donne la possibilité de mettre son engagement au service du village. Une équipe de bénévoles est constituée pour restaurer une petite maison de 1700 –l’école primitive- dans le but est d’accueillir les locaux de la mairie.
Par la suite, le couple Ligibel-Traber poursuit son engagement, en créant le gîte où nous nous trouvons. Les deux passionnés n’ont pas accepté que soit détruite cette maison à un étage et demi, du début du XVIIIe s. Ils l’ont acquise pour la sauvegarder. La restauration s’est faite dans les règles de l’art, avec beaucoup de détails et de minutie, facilitée par l’appel à des artisans compétents.
Aujourd’hui, ils récidivent. Ils viennent d’acheter à nouveau une ancienne maison, dont l’avenir était mal engagé. Ils ont déjà bien avancé dans les travaux de remise en état du gros-œuvre. Les charpentes ont été en partie consolidées, en partie refaites et sont à présent sous une couverture neuve. Ils veulent poursuivre la restauration « correctement », ce qualificatif s’appliquant autant à la façon de faire qu’à la finalité.
Les deux maisons dont s’occupe Béatrice Ligibel-Traber sont les siennes, elle y a mis beaucoup d’elle-même. La formule du gîte rural lui convient, car entre deux locations elle peut se réapproprier les lieux qu’elle a amoureusement reconstitués comme une maison de famille. Néanmoins, les objets anciens choisis avec beaucoup de jugement et de sensibilité pour donner chair à cette maison ne se rapportent pas à sa propre famille : elle les a patiemment recherchés dans les brocantes et marchés aux puces.
En réalité dit-elle, ses racines sont ailleurs, dans sa propre maison familiale qu’elle duplique en quelque sorte pour les offrir à d’autres vies.
Notre curiosité attisée par l’évocation de « racines », nous voulons comprendre ce que ce mot désigne, exactement. Mes racines sont très profondes, nous dit Béatrice Ligibel-Traber, elle a déjà le mal du pays à peine empruntée la route des vacances. « Je m’ennuie quand je ne suis pas chez moi », « Je n’aurais pas été heureuse ailleurs », voilà des mots qui expriment bien son attachement au village, à son patrimoine, et nous fait partager la puissante énergie qu’elle déploie au service du patrimoine d’Obermorschwiller.
Pour autant, elle n’est pas une nostalgique d’un village dont les habitants étaient entre eux. La population d’Obermorschwiller change vite et souvent, elle se réjouit du brassage des différences qui s’intègrent bien, via l’école et les associations. Elle aspire à de la « couleur » et de la diversité sociale.
Nous nous suivons, sous un agréable soleil, vers la maison dont son mari et elle ont entrepris la restauration. Elle nous la fait visiter avec beaucoup de fierté et d’enthousiasme. Les murs en pierres, une fenêtre à meneaux murée, indiquent une construction du milieu du XVI e s. peut-être une grange pour la collecte des redevances en nature, ou de la dîme. Des fragments d’un linteau de porte gothique montrent que celui-ci était identique aux deux encore en place dans une maison voisine, datée de 1558.
Béatrice Ligibel-Traber, parcourant avec nous les pièces vides ouvertes à tous vents, les voit déjà habitées. Elle songe aux mal logés, aux mères de famille seules, et imagine que demain la vaste bâtisse les accueillera, leur offrant bonheur et dignité.
Ici l’engagement pour le patrimoine et le village est une œuvre de respect et d’amour, aux antipodes de la réserve protégée pour quelques privilégiés.
Témoignage de Monsieur Christian BIHR : Transmettre un "mental".
Obermorschwiller réserve ses secrets à qui sait prendre le temps, regarder, oser…Sans avoir en mains le vieux plan cadastral napoléonien, nous n’aurions certes pas trouvé le discret chemin qui contourne le village au nord-est. Large d’à peine un mètre cinquante, le sentier longe, en ses premières dizaines de mètres, les prés et les champs. Des talus, un relief en terrasses, laissent distinguer les parcelles autrefois affectées à la culture de la vigne. A la hauteur des grandes maisons Renaissance, que nous devions à travers le rideau de broussailles, la nature a très librement repris ses droits, couvrant de taillis les pierres éparses des granges démolies, peut-être aussi des fragments de machines agricoles. Le sentier secret a quelque chose d’initiatique, il nous fait effleurer l’obscurité de ce que l’on appelle le passé. Le suivant à présent à l’écart des habitations, nous le voyons se border de haies plus épaisses, une forêt presque. Pourquoi ce chemin qui ne semble mener nulle part existe-t-il toujours ?
Subitement, la vue s’ouvre sur une cour de ferme. Elle s’offre à nous comme une scène de théâtre. Devant la maison verte à pans de bois, une longue tablée d’hommes, en plein air : nous sommes en mars, et pourtant il fait déjà chaud. Nous sommes gênées, éprouvant le sentiment d’avoir franchi une frontière invisible, de nous être introduites dans une propriété privée. Peut-être ferions-nous demi-tour, si d’emblée nous n’avions été interpellées, invitées à nous approcher. Le temps de nous présenter, de dire ce qui nous a conduit sur ce chemin buissonnier, l’un des hommes se lève. Pour ce qui vous occupe, nous-dit-il, il faut chercher le Père. Nous protestons, ne voulant pas déranger. Rien n’y fait, le fils, Olivier, va prévenir Christian Bihr, agriculteur, éleveur.
Celui-ci ne tarde pas à nous rejoindre, nous accueille, nous invite à entrer et nous installer autour de la grande table de cuisine. Nous racontons le chemin, l’irruption dans la cour. Les questions viennent naturellement. « Quel est ce chemin ? A-t-il un nom ? ». « On l’empruntait pour se rendre à l’église, ce chemin était plus propre que la route principale, il faut imaginer Obermorschwiller il n’y a pas si longtemps. Les bords des rues étaient boueux, sans trottoirs, empruntées par les troupeaux de bétail… »
Cette peinture des rues du village dans un passé pas si éloigné évoque le temps d’un autre Obermorschwiller, dans les années 1960. Le village était dur, il y avait peu ou pas d’argent, l’entretien des maisons en souffrait. Certes des habitants se rendaient quotidiennement à Mulhouse pour travailler à la Fonderie, mais le village restait sur lui-même, à l’écart. A cette époque et jusque vers 1970, il y avait 45 agriculteurs, un dans chaque maison. Aujourd’hui, il en reste quatre. Nous demandons comment c’est vécu, comment c’est ressenti, d’être agriculteur aujourd’hui dans un village qui n’est plus paysan. Au fond, qu’est-ce que cela veut encore dire, être d’ici. A ce moment, Christian Bihr désigne un arbre généalogique, suspendu au-dessus de la table. Le cadeau d’une amie. Nous l’interrogeons sur des dates, ce qui lui fait décrocher le tableau afin que nous puissions l’examiner de plus près. Apparemment, il n’attache pas une grande importance aux questions chronologiques : il sait bien qu’il est d’ici, et qu’être d’ici est plus un choix qu’un héritage. Plus tard il nous dira qu’il agit le regard tourné vers l’avenir, sans ignorer le passé mais ce n’est pas ce qui l’occupe à chaque instant.
Sa vie en témoigne : il est passé d’une polyculture de subsistance, vivrière, à cette entreprise agricole qui fait vivre plusieurs familles. Il ne parle guère de « ferme », évoquant plutôt la « structure » ? Sa fierté, discrète, est d’avoir créé une entreprise en état d’être transmise à la génération suivante, qui peut à son tour se projeter dans l’avenir.
Pour arriver à cela, il y en eut, des étapes : en 1978 il lance la vente de fromages et de fruits. En 1988, l’association avec un jeune collègue du village permet de passer de 40 à 70 hectares, et de 40 à 70 vaches. En 1992, élargissement de l’association à une nouvelle partenaire, une jeune agricultrice. La surface s’élève alors à 140 hectares, le cheptel à 110 vaches. L’entreprise est régie par la collégialité des décisions, tout en assurant le dernier mot à chacun, concernant le secteur d’activité dont il est responsable. Cette stratégie de développement et de gestion de l’entreprise assure aux associés une qualité de vie qu’ils n’auraient pas eue tous seuls en charge d’un élevage : car les vaches se traient deux fois par jour, toute l‘année. L’organisation collégiale permet à chacun de prendre des vacances. La voie prise par les associés est à contrecourant de la tendance générale de la concentration des terres en une seule main. Ici, lorsque deux exploitations fusionnent, chacun garde son travail en se spécialisant. Cela conduit parfois à inventer de nouveaux métiers et de nouvelles ressources, par exemple l’ouverture d’un atelier de fabrication de fromage, ou la livraison à domicile des produits de la ferme. La performance est au rendez-vous : l’exploitation est aujourd’hui en tête de la production laitière dans le département.
Tout n’a été ni facile, ni toujours tranquille. Il y eut des passages tragiques. L’émotion de la satisfaction du devoir accompli se mêle, avec pudeur et retenue, aux souvenirs douloureux.
La cohésion de l’exploitation tient aussi à une mission dépassant les objectifs économiques : la transmission de valeurs. « L’agriculture, ce n’est pas un métier que l’on transmet, ce sont des valeurs, un mode de vie, un « mental ». « Avec la production alimentaire hors sol, le monde pourrait sans doute vivre sans paysans, mais il s’appauvrirait de la perte de ce mode de vie et de ce « mental », c’est cela qui serait grave ». « On perdrait les racines, le contact avec le réel. On n’aurait plus que du virtuel, sans le soleil, la pluie, l’eau… ». Et nous n’aurions plus les yeux embués d’émotion, pensons-nous. Les fermes pédagogiques ne sauraient remplacer cela, poursuit Christian Bihr. « Elles donnent une vision de la ferme qui n’a jamais existé, ce n’est pas la vérité, juste une image ».
Autre originalité de la direction prise jadis par Christian Bihr : l’exploitation est restée dans le centre du village, et s’est développée essentiellement sur place, par addition de bâtiments au fil des besoins au noyau ancien qu’habitaient déjà les parents de Christain Bihr. . Ailleurs, la modernisation a souvent eu pour corollaire la sortie d’exploitation, c’est à dire la construction d’une nouvelle ferme du village, loin de voisins qui se plaindraient de l’odeur du lisier. Certes, ce choix de rester au village a été fait à une époque où, dit Christian Bihr, l’évolution que l’on allait vivre était impensable.
Après riche échange, nous sommes invitées à visiter l’exploitation ; nous comprendrons la réalité du terrain, et partagerons l’affection portée ici aux bêtes. En chemin, il nous explique la structure de sa maison, venue s’accoler à l’habitation initiale de ses parents, en respectant le caractère architectural de cette dernière.
Le premier bâtiment visité est celui consacré aux veaux. Dès notre entrée une émotion se lit dans les yeux de monsieur Bihr. Il aime ses bêtes et cela se voit ! Il nous les présente et nous découvrons alors que chaque animal porte un nom. Nous nous approchons afin de les caresser. Il est vrai qu’a l’université rare sont les occasions de vivre une tel expérience. Plus loin se trouvent deux porcs. Un moment de convivialité et d’amusement général se fait alors sentir à travers le groupe. Avez-vous souvent caressé des cochons ? Après ce moment de détente et de découverte, nous entrons dans l’espace consacré aux vaches laitières. Tout est fait pour leur bien-être : arrosage et brosse… Monsieur Bihr nous montre alors le système de traite, ainsi que les cuves recevant le lait. Après cette visite, et plus généralement l’après-midi passé avec cet homme, nous repartons avec l’impression d’avoir vécu un moment de partage exceptionnel.
Merci à Monsieur Bihr pour son hospitalité et sa gentillesse.